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Droits des affaires et des marques à Paris

La jurisprudence Guerlain sur toutes les lèvres…

12 janvier 2024

 

 Guerlain a failli se voir rejeter toute protection à titre de marque tridimensionnelle de l’écrin de son rouge à lèvres G mais les juges européens ont apprécié son caractère distinctif plus souplement que l’EUIPO.

Sa forme en coque de bateau ou couffin a été jugée suffisamment arbitraire, le Tribunal de l’Union Européenne jugeant cette forme insolite, facilement mémorisable et inhabituelle sur le marché. Il a retenu également que ses contours arrondis empêchent de positionner le tube à la verticale comme il est d’usage, une précision liée à l’usage du produit qui peut néanmoins surprendre.

Pour pouvoir constituer une marque valide, le signe faisant l’objet du dépôt doit satisfaire à plusieurs critères négatifs :

  • Ne pas être contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs,
  • ne pas être susceptible de tromper le public et ainsi être déceptif,
  • ne pas être usuel, générique ou descriptif, ce qui lui ôterait toute distinctivité.

La question de la disponibilité du signe ne sera pas évoquée ici en ce qu’elle n’est pas vérifiée par l’office saisi lors du dépôt à titre de marque.

S’agissant du caractère distinctif, son interprétation par les offices et les juridictions est évolutive, surtout s’agissant des marques tridimensionnelles, étant rappelé que les formes de produits et leurs emballages peuvent être déposés à ce titre. Mais encore faut-il démontrer le caractère arbitraire de la marque soumise à l’enregistrement, soit le fait qu’elle ne découle pas de la forme qu’impose la nature du produit ou sa fonction. C’est assez logique car la marque ne doit pas permettre d’empêcher de commercialiser des produits de même nature sous leur forme usuelle.

C’est dans le même esprit que la Cour de justice de l’Union Européenne, par un arrêt Philips[1], avait rejeté la théorie de la multiplicité des formes en matière de marques tridimensionnelles qui validait une marque dès lors que la fonction du produit visé pouvait être assurée par d’autres formes. La marque Lego en avait fait les frais en se voyant plus tard refuser l’enregistrement de briques à titre de marque tridimensionnelle[2]. Dans cette espèce, la présence d’éléments arbitraires a été jugée insuffisante en ce qu’ils étaient mineurs par rapport à l’élément fonctionnel.

La marque ayant cet incroyable avantage d’être couverte par un droit pouvant être perpétuel, puisque sa protection valable dix ans peut être indéfiniment renouvelée, les offices veillent à ce que le droit des brevets ou des dessins et modèles ne soient pas détournés à son profit.

Ainsi, l’examinateur de l’EUIPO, puis la 1ère chambre de recours de l’office, n’avaient pas été convaincus de la distinctivité de la marque tridimensionnelle constituée de la forme de l’écrin du rouge à lèvres G de Guerlain, décrite lors de son dépôt en 2018 comme « une forme inédite d’une coque de bateau ou d’un couffin ».

Ils avaient de ce fait rejeté la demande d’enregistrement en se fondant sur l’article 7, paragraphe 1, sous b) du Règlement UE 2017/1001 du Parlement Européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union Européenne (RMUE), au motif que la marque proposée à l’enregistrement ne permettait pas de la distinguer de manière significative des produits présents dans le même secteur de marché.

Le Tribunal de l’Union Européenne a néanmoins annulé cette décision en jugeant que le tube de rouge à lèvres en question avait une forme insolite, fantaisiste et inhabituelle de nature à remplir le critère de distinctivité en matière de marques tridimensionnelles[3].

A cet égard, le Tribunal de l’Union a rappelé (au point 40) que les critères de nouveauté et d’originalité n’étaient pas à prendre en compte pour l’appréciation du caractère distinctif.

Le critère d’originalité est en effet traditionnellement utilisé en matière de droits d’auteur, par référence, dans la conception française, à l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Le critère de la nouveauté est, quant à lui, celui propre aux brevets.

La chambre de recours de l’EUIPO s’était bornée en l’espèce à constater l’absence de divergence significative par rapport aux normes et aux habitudes du secteur. Or, d’après le Tribunal, une marque n’a pas besoin d’atteindre un « certain niveau de créativité ou d’imagination linguistique ou artistique ». Il s’agit plutôt de prendre en compte la réaction du public pertinent afin qu’il soit en mesure d’identifier clairement l’origine des produits ou services proposés par la marque.

Ainsi, le caractère esthétique d’un produit ne serait pas un critère impliquant nécessairement la distinctivité. En revanche, ce critère pourra faire partie d’un ensemble d’indices qui, pris dans leur globalité, pourront conduire à caractériser la distinctivité. A savoir que l’appréciation de ce critère esthétique (systématiquement rejeté en matière de droits d’auteur et d’inventions techniques) ne devrait pas être étudiée sous l’angle de la beauté, mais par rapport à l’effet visuel qu’il produit sur le public pertinent.

Le Tribunal relève que l’existence d’une grande variété de formes dans le secteur du rouge à lèvres n’implique pas que toute nouvelle forme ou variante soit automatiquement dépourvue du caractère distinctif. En ce sens, les juges semblent ainsi rapprocher l’appréciation de la distinctivité d’une marque tridimensionnelle à celle de la nouveauté en matière de dessins et modèles. Plus le secteur est riche en modèles, plus le niveau de nouveauté est difficile à établir : dans ce cas-là, les différences mêmes les plus minimes pourront être prises en compte dans l’appréciation de la nouveauté des produits qui intègrent le dessin ou modèle. En revanche, les dessins et modèles intégrés à des produits moins diversifiés dans leur forme sur le marché en cause, devront à l’inverse atteindre un seuil de différence plus élevé par rapport aux antériorités revendiquées. Cette pratique semble avoir influencé l’appréciation du caractère distinctif pour l’enregistrement d’une marque tridimensionnelle, avec pour conséquence potentielle une certaine nuisance à l’autonomie des régimes juridiques entre les différents droits de propriété intellectuelle.

Le Tribunal s’est employé ici à apprécier in concreto les différentes particularités du tube de rouge à lèvres en question et en déduit que la forme du tube de rouge à lèvre Guerlain est « inhabituelle » et « insolite ». Ainsi, le TUE dégage un critère de forme « inhabituelle » au regard des habitudes du secteur. Il faudra tout de même démontrer que les caractéristiques du produit sont effectivement inhabituelles eu égard à la norme ou au secteur des produits concernés pour l’enregistrer en tant que marque.

A contresens de l’interprétation stricte des textes applicables par l’EUIPO, le Tribunal va également prendre en compte le rayonnement du produit. La forme de coque de bateau est jugée « inhabituelle » par rapport aux rouges à lèvres déjà commercialisés (qui sont généralement de forme cylindrique). Cet effet est renforcé par la présence d’une petite forme ovale en relief (« protubérance insolite pour un tel produit ») et des contours exclusivement arrondis, empêchant de positionner en rayon le produit à la verticale, contrairement aux usages. Cette spécificité va permettre aux juges de conclure que le public pertinent sera « surpris par cette forme facilement mémorisable et la percevra comme divergeant de manière significative de la norme et des habitudes du secteur des rouges à lèvres ».

Si la conclusion peut sembler opportune, la prise en compte du positionnement du produit couvert par la marque, lors de sa vente au public, pose question car l’usage, en tout cas présupposé, du produit devient ainsi déterminant. Pourtant, le vendeur dudit produit pourrait utiliser un support permettant au rouge à lèvres G de Guerlain d’être positionné debout en rayon, comme n’importe quel autre rouge à lèvres. Si une telle présentation était démontrée en cas de contentieux, pourrait-elle influer sur l’enregistrement demandé et ainsi au final sur la protection octroyée ? Au-delà du fond, la question de la preuve se pose.

[1] CJUE, 18 juin 2002, C-299/99

[2] CJUE, 14 septembre 2010, C-48/09

[3] Tribunal de l’Union Européenne, 14 juillet 2021, T-488/20

 

Le 28 mars 2022

Par Sandrine PETOIN